J’ai perdu le désert

Partition graphique vidéo (66 min., 2024)
pour harmonica, oud, violon, violoncelle et piano

Création : 1er octobre 2024, 19h30, La Chapelle (Tiohtià:ke·Montréal), collectif Ad lib (Benjamin Tremblay-Carpentier, harmonica ; Nadine Altounji, oud ; Lynn Kuo, violon ; Rémy Bélanger de Beauport, violoncelle ; Nour Symon, piano et direction musicale)

À بيسان عودة [Bisan Owda], journaliste et héroïne du quotidien

« J’ai perdu le désert » s’inscrit dans le prolongement de l’inspiration que me procure depuis de nombreuses années le roman de Nicole Brossard « Le Désert Mauve », que j’ai récemment adapté en opéra. Après avoir voulu dépeindre à travers un dispositif musical d’envergure (3 voix et grand ensemble) l’incommensurabilité du désert et l’intensité de Mélanie, la jeune protagoniste du roman, je renoue, à travers cette nouvelle composition plus intimiste, avec le sentiment d’apaisement et de quiétude que m’a inspiré la première lecture du roman de Brossard, en 2011.

Ainsi, à la suite de la création du « Désert Mauve », j’ai été confronté·e à mon propre désert, lors d’un voyage en Égypte, pays d’origine paternel. Ce qui se dessinait a priori comme un retour aux sources après 30 ans d’absence s’est avéré une expérience tout à fait déstabilisante, à travers laquelle j’ai été confronté·e à l’insuffisance des mots, à leurs limites, devant l’altérité qui nous constitue. J’y suis particulièrement entré·e en résonance avec la minorité copte de laquelle ma famille est issue, soit les survivants des premières nations d’Égypte, historiquement persécutée depuis l’occupation romaine jusqu’à l’actuelle dictature militaire, et qui a trouvé dans le désert et dans les temples pharaoniques qui s’y cachaient un lieu de résistance. Encore une fois, les mots de Nicole Brossard m’ont accompagné·e et ont donné un écho particulièrement aigu à mon expérience :

J’ai perdu le désert. J’ai perdu le désert dans la nuit de l’écriture. Il y a sans doute un moment où il faut savoir s’arrêter, bloquer devant la bêtise, convenir que les mots ne sont pas toujours à la hauteur ou qu’ils peuvent assombrir notre enthousiasme, déjouer nos belles manœuvres pensantes. Maintenant il faut que l’évidence ranime en moi le désert et qu’à nouveau le serpent corail et le lynx roux bisent le sol de leurs couleurs.

Au fil de la composition de la pièce, j’ai renoué de plus en plus profondément avec une forme de méditation sonore — le tarab — emblématique de la musique égyptienne, qui est une des sources majeures de mon écoute. Le tarab est une forme de plongée infinie dans l’intensité, où toutes les émotions qui nous habitent sont convoquées en même temps, où seule compte la plongée débridée en soi et le contact humain entre musicien·nes et spectateurices. C’est « un état d’enchantement ravissant, où le temps et le moi se dissolvent dans la musique. »[1] Une des figures emblématiques du tarab est la diva égyptienne ام كلثوم [Ommo Kalsoum].

Et là où l’intensité de mon expérience égyptienne a habité la prise d’images vidéo à la base de la partition graphique de cette pièce, c’est bien le choc du génocide palestinien rapporté au quotidien par des journalistes tel·les que بيسان عودة [Bisan Owda] ou معتز عزايزة  [Motaz Azaiza], des visages incarnés de ce crime contre l’humanité, qui a plutôt habité la création des partitions graphiques physiques et du montage final de J’ai perdu le désert. La conscience profonde de la valeur immensément différenciée entre les corps SWANA[2] pauvres et celleux dignes d’être qualifié·es de victimes, d’otages à libérer ou tout simplement d’humain·es.

J’ai perdu le désert invite à un état de présence méditative au son, à une écoute profonde et à une connexion sensible entre les musicien·nes et le public, « pour que cesse le flot violent des mots », pour citer Brossard.

Note – la bande sonore inclut des extraits des musiques suivantes, enregistrées alors qu’elles jouaient dans mon environnement, en Égypte :

* محمود الشبلي، اللى يريدك يا عين ايجيك [Mahmoud el Shalaby, allaa yuriduk ya 3yn ayjyk] – https://youtu.be/CR2vbX4rth8?si=JKf_dlon-Rsr7cjO

* مفتاح امعيلف، امعلف [Meftah Imeilaf, am3laf] – https://youtu.be/oYvCkWattuI?si=0GlH9MMQW6Wh4dIa


[1] “An Umm Kulthum performance would generally last about five hours and consist of three extended songs. Her goal was to induce in her listeners tarab, a state of rapturous enchantment, where time and self dissolve in the music.” (trad. de l’auteur·rice) https://www.theguardian.com/music/2020/feb/28/she-exists-out-of-time-umm-kulthum-arab-musics-eternal-star

[2] SWANA : terme decolonial référant aux habitants et diasporas du sud-ouest asiatique et du nord de l’Afrique.

Éléments de la partition :

La réalisation de cette œuvre a été rendue possible grâce au soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec ainsi que du Conseil des arts du Canada.